I.2. Changements climatiques et niveau des mers

I.2.1. Echelle des temps géologiques

Lorsqu'on parle des fluctuations climatiques passées, on se réfère souvent aux périodes géologiques correspondantes pour les repérer dans le temps. Ayant évoqué à plusieurs reprises certaines de ces périodes, il me semble convenable d'insérer ici un bref rappel sur l'échelle des temps géologiques qui me permettra de l'utiliser sans perturber l'esprit du lecteur par des termes qui ne lui sont pas forcément familiers.

Afin de repérer les événements de l'histoire de la Terre, les géologues ont mis au point diverses méthodes de datation fondées sur la stratigraphie. Ces méthodes ont abouti à l'établissement de ce que l'on appelle l'échelle des temps géologiques, ou échelle stratigraphique. Toutefois, il s'agit d'une datation relative car l'analyse des relations entre les terrains, notamment des terrains sédimentaires qui s'empilent en strates, des plus anciennes aux plus récentes, permet de reconstituer la chronologie des événements les uns par rapport aux autres. En revanche, les méthodes modernes de datation, fondées sur la désintégration d'éléments radioactifs contenus dans les roches ou les fossiles, permettent de mesurer le temps en absolu, et en particulier d'estimer la longueur des ères.

L'échelle des temps géologiques n'est pas tombée pour autant en désuétude, elle a simplement été calée dans le temps. Son usage prévaut car le découpage qui lui est associé correspond à l'observation d'événements significatifs de l'histoire de la Terre. Ainsi, une première division apparaît autour de 540 millions d'années avant nos jours. Elle sépare l'échelle des temps en deux grandes parties: dans la plus ancienne, il est très rare de trouver des traces d'organismes animaux alors que, dans la plus récente, des fossiles témoignent de leur présence. Ce constat est à l'origine de la dénomination de cette deuxième partie: "phanérozoïque", du grec phanéros: visible, et zoïque: relatif aux animaux. Elle regroupe les ères du Paléozoïque (ou Primaire), Mésozoïque (ou Secondaire) et Cénozoïque (Tertiaire et Quaternaire). Certains désignent la première partie d'une manière semblable par " azoïque ", mais de fait elle est plus connue sous le nom de Précambrien.

L'échelle des temps géologiques est divisée en cinq ou six ères suivant que l'on considère le hadéen ou pas. En effet, outre les météorites, aucune roche sur Terre ne serait si vieille pour l'associée à ce temps géologique. Par ailleurs, le Quaternaire est parfois traité comme une ère bien qu'il appartienne au cénozoïque. Il comprend les périodes de l'Holocène et du Pléistocène. Les ères sont subdivisées en périodes, elles-mêmes constituées en épisodes ou étages. Le tableau de la figure 7 montre les principales divisions de cette échelle de temps stratigraphique que nous avons construite à partir d'éléments extraits de plusieurs encyclopédies et du livre : Growth of a prehistoric time scale based on organic evolution [Berry, 1987].


Figure 7 : Principales divisions de l'échelle des temps géologiques. Le commencement d'un temps géologique est indiqué en millions d'années par rapport à nos jours (Ma).
P
H
A
N
E
R
O
Z
O
I
Q
U
E
ERES

Commencement

PERIODESCommencement

CENOZOIQUE
(Tertiaire et Quaternaire)

65 Ma

Holocène

0.01 Ma

Pléistocène

1.8 Ma

Pliocène

5 Ma

Miocène

23 Ma

Oligocène

38 Ma

Eocène

54 Ma

Paléocène

65 Ma

MESOZOIQUE (Secondaire)

245 Ma

Crétacé

146 Ma

Jurassique

208 Ma

Trias

245 Ma

PALEOZOIQUE (Primaire)

544 Ma

Holocène

0.01 Ma

Permien

286 Ma

Carbonifère

360 Ma

Dévonien

410 Ma

Silurien

440 Ma

Ordovicien

505 Ma

Cambrien

544 Ma

P
R
E
C
A
M
B
R
I
E
N

PROTEROZOIQUE

2500 Ma

Neoprotérozoïque 900 Ma
Mésoprotérozoïque

1600 Ma

Paléoprotérozoïque

2500 Ma

ARCHEEN

3900 Ma

Archéen supérieur

2900 Ma

Archéen moyen

3300 Ma

Archéen inférieur

3800 Ma

HADEEN

Origine de la Terre

4600 Ma



I.2.2. Evidences des variations géologiques du niveau des mers

Le niveau des mers a longtemps été cru stable au cours des ères. Mais cette idée a progressivement été abandonnée à partir du XIXe siècle, au fur et à mesure que des données s'accumulaient en attestant des variations du niveau des mers de plusieurs dizaines de mètres sur l'échelle des temps géologiques. Aujourd'hui, avec la théorie des changements climatiques globaux, on comprend mieux que le niveau des mers ait tendance à descendre lorsque les glaces s'accumulent sur les terres émergées des latitudes élevées pendant les longues périodes de refroidissement global, et qu'il s'élève pendant les périodes de réchauffement. Le climat de la Terre semble osciller depuis le commencement du Pléistocène entre des épisodes froids, dits glaciaires, et chauds, dits interglaciaires. Auparavant, il se serait refroidi de manière continue depuis la fin du crétacé, avec toutefois quelques paliers [Crowley 1996]. D'après l'étude des isotopes de l'oxygène dans les carottes océaniques, les cycles glaciaire-interglaciaires se seraient répétés au moins trente fois au cours des deux derniers millions d'années [Shackleton et al, 1990], le niveau de la mer variant en conséquence. Le dernier minimum de glace, où le niveau des mers était le plus élevé, remonte à 120 000 ans environ, alors que le dernier maximum glaciaire, avec un niveau des mers de l'ordre de 120 mètres sous le niveau actuel, date de 20 000 ans avant nos jours.

Bien que l'existence des grands changements du niveau marin soit désormais largement reconnue, leur datation et leur taux de variation demeurent encore souvent mal déterminés. Or, la connaissance précise de la chronologie de l'élévation du niveau des mers est importante si l'on veut comprendre les processus dynamiques complexes qui régissent le système climatique terrestre, et en particulier les relations entre ses composantes océanique, atmosphérique et cryosphérique. A cet égard, Blanchon [1995] apporte par exemple des éléments intéressants sur le mode de retrait des glaciers continentaux au cours de l'Holocène. Ses résultats sont fondés sur l'étude d'un certain type de récif corallien, situé dans la région des Caraïbes entre Barbados et la Floride. L'auteur trouve notamment des élévations rapides du niveau de la mer de plusieurs mètres en l'espace de cent ans seulement. Il y a environ 14 200 ans, 11 500 ans et 7 600 ans. Ces événements " brusques " suggèrent que la fonte des glaces ne s'est pas toujours effectuée de manière lente et progressive. Ils indiqueraient une dynamique particulière de la cryosphère en réponse à un réchauffement climatique global. A ce sujet, Pirazzoli nous rappelle que l'eau de la fonte des calottes polaires ne s'est pas toujours déversée directement en mer. Dans certains cas, elle s'est d'abord accumulée pour former d'énormes lacs d'eau douce, se vidant seulement par la suite, parfois dans un laps de temps relativement court, du fait par exemple de mouvements isostatiques, voire tectoniques.

Les indices plus ou moins précis des variations passées du niveau des mers sont de fait relativement nombreux et hétérogènes. Les témoignages de nature géomorphologique révèlent par exemple des canyons, des vallées fluviales et des deltas sous-marins sur le plateau continental, qui parfois se prolongent même jusqu'au talus continental. Ces reliefs construits par l'érosion hydrologique n'ont pu se former sous les eaux, ils prouvent par conséquent que le niveau des mers était plus bas dans le passé qu'à l'heure actuelle. D'autres évidences géomorphologiques sont fournies par les traces des anciens rivages. Ces traces se présentent notamment sous forme d'encoches, de replats submergés, ou encore de plates-formes d'abrasion littorale surélevées. En l'occurrence, il s'agit de formations produites par l'érosion, mais nous avons aussi comme témoignages les formes d'accumulation et de colmatage telles que les conglomérats de plage, les tourbes, etc.

Un élément clé est cependant la datation de ces éléments. Les techniques radiométriques permettent de dater avec précision certains éléments chimiques radioactifs qui sont contenus dans les couches de tourbe, dans les replats submergés, et plus généralement dans la plupart des formes de terrain évoquées ci-dessus, caractéristiques d'une position proche de la surface de la mer. La datation au radiocarbone est une méthode assez répandue, notamment en raison de son caractère absolu et de son utilisation aisée sur des échelles de temps inférieures à cinquante mille ans. Elle s'effectue sous couvert des hypothèses de stabilité de la formation du carbone 14 dans le passé; de l'homogénéité de cet élément dans l'atmosphère par mélange rapide et mondial; de l'équilibre entre les réservoirs océanique et atmosphérique; et enfin de l'absence de contamination des matériaux étudiés par des éléments extérieurs plus récents. Elle demande en outre une bonne connaissance de ces matériaux. Pirazzoli [1976] présente à ce sujet une analyse détaillée des possibilités et des limites de la méthode de datation au carbone radioactif, notamment appliquée à certains marqueurs géologiques du niveau marin, dont il présente par ailleurs un panorama assez complet.

Outre les indicateurs géologiques présentés ci-dessus, les récifs coralliens constituent des indices biologiques et morphologiques précieux pour l'étude des quelques six à sept derniers millénaires, où l'élévation du niveau marin s'est considérablement ralentie. Certains coraux ne peuvent en effet survivre que dans les premiers mètres sous la surface marine. C'est notamment le cas de l'espèce étudiée par Blanchon [1995]. Lorsque l'élévation du niveau de la mer est lente, ils peuvent construire de nouveaux étages de leurs squelettes carbonatés. En revanche, lors de remontées brusques, ils périssent et d'autres espèces marines viennent éventuellement les coloniser. Des forages permettent de prélever les coraux fossiles préservés pendant des millénaires sous l'eau, et qui ont vécu pendant les différentes phases de la dernière déglaciation. Certains sont présents aujourd'hui jusqu'à des profondeurs de cent mètres. Outre les quelques résultats présentés auparavant pour des périodes plus reculées, Laborel et al [1994] ont calculé à partir de l'étude des Lythophyllum lichenoides, une algue calcaire rouge, que le niveau de la mer s'est élevé de 1,6 mètres sur les 4 500 dernières années avec un taux de 0,4 mm/an entre 4500 et 1500 ans avant nos jours, puis de 0,2 mm/an. Les données utilisées proviennent des côtes sud-est de la France, à l'ouest de Marseille, et de la Corse. Les auteurs remarquent en particulier la cohérence de leurs résultats avec ceux de Pirazzoli [1976], obtenus à partir de marqueurs sédimentaires et archéologiques.

Les données archéologiques contribuent en effet à l'étude et à la connaissance des changements du niveau des mers sur les derniers milliers d'années. Il s'agit la plupart du temps de constructions portuaires. Mais tout ouvrage établi en fonction du niveau de la mer local est a priori exploitable: viviers à poissons, marais salants, slips, etc. Le nombre de sites archéologiques ou de villes submergées sont relativement fréquents dans le bassin méditerranéen. L'Organisation des Nations Unies en aurait déjà recensé plus de 1200 autour de la Méditerranée [Flemming, 1995]. Parmi les sites célèbres se trouve le port de Césarée, en Israël, au nord de Tel-Aviv, ou encore, la colonie grecque d'Apollonia au large de la Libye, maintenant sous un peu plus de deux mètres d'eau. Les grottes creusées sous l'effet des vagues quand le niveau de la mer était plus bas, puis occupées par nos ancêtres, constituent également des indicateurs archéologiques du niveau marin de grand intérêt. La grotte Cosquer, au large du cap Morgiou, dans le sud-est de la France, est un exemple de ce type de vestige. Un autre exemple est rapporté par Flemming [1995] au sujet de la découverte d'un village du néolithique de plus de 10 000 ans, situé à présent à quelques dix mètres de profondeur, au nord du site archéologique de Atlit, en Israël.

Les indices archéologiques et géologiques présentés jusqu'ici fournissent surtout des données du niveau marin locales et relatives à l'écorce terrestre. Leur interprétation en termes de variations globales est délicat en raison des fluctuations locales et régionales du niveau de la mer, et surtout des diverses sources potentielles de mouvements verticaux du sol, qui agissent aussi à des échelles spatiales réduites. Pour pallier à cet inconvénient, et réduire les marges d'incertitude, il est nécessaire de collecter et de comparer des résultats largement espacés sur le globe. Un changement global du niveau de la mer laissant a priori des indices sur l'ensemble des côtes du monde.

Il existe toutefois des marqueurs géologiques particulièrement intéressants, car ils sont représentatifs de la masse de glace terrestre présente au moment de leur formation, et donc de celle de l'eau dans les océans. Il s'agit d'une part des sédiments qui se déposent au fond des océans et, d'autre part, de la neige qui s'accumule pour former les grandes calottes de glace. Les enregistrements se présentent sous forme de carottes de sédiments océaniques ou de glace d'une dizaine de centimètres de diamètre et d'une longueur pouvant atteindre parfois trois kilomètres [GRIP, 1993]. Le principe théorique de la méthode d'analyse repose sur certains processus particuliers associés au cycle de l'eau. Les isotopes de certains éléments chimiques de l'eau ont de fait des propriétés thermodynamiques différentes, en particulier leur vitesse et leur température d'évaporation et de congélation. Si bien que, lors des périodes froides, leur abondance relative dans les océans est sensiblement modifiée lorsque beaucoup d'eau se retrouve piégée sous forme de glace. Il est alors possible d'estimer l'étendue de la glace terrestre en regardant les concentrations de ces isotopes dans les sédiments marins, notamment en étudiant les traces de certaines espèces de plancton telles que les coquilles calcaires des foraminifères. L'analyse isotopique des carottes de glace permet par ailleurs de reconstituer les propriétés de l'atmosphère au cours du temps géologique puisque la composition de la glace dépend des températures auxquelles elle s'est formée. De plus, les bulles d'air piégées au cours du processus de glaciation constituent des échantillons d'air fossile dont la concentration en gaz à effet de serre peut également être mesurée. Les résultats donnent une vue globale, car ces gaz se mélangent rapidement dans l'atmosphère, ils se trouvent par conséquent distribués uniformément. L'étude stratigraphique, radiométrique et isotopique des carottes de sédiments marins permet de remonter jusqu'à des époques reculées de près de trois millions d'années lorsque les isotopes étudiés sont ceux de l'oxygène, alors que les carottes de glace se limitent plutôt aux 200 000 dernières années, voire un peu plus. La résolution temporelle se dégrade toutefois au fur et à mesure que l'on examine le fond des carottes.

Les indices géologiques et archéologiques ne laissent pas de doute possible en ce qui concerne l'existence de changements du niveau des mers d'amplitude notable dans le passé. Haq et al [1987] proposent une chronologie des variations du niveau des mers au cours des temps géologiques depuis le trias (245 Ma), en s'appuyant sur des techniques modernes d'analyse stratigraphique des sédiments marins et sur un modèle de dépôt sédimentaire récent. Biju-Duval [1994] reprend notamment leurs résultats, et présente en outre l'évolution du niveau des mers depuis le cambrien (544 Ma). Plus récemment, une synthèse de résultats suggère que le niveau global de la mer s'est élevé d'une centaine de mètres au cours de l'intervalle de temps situé entre vingt mille et six mille ans avant nos jours. Cette remontée est toutefois mal connue dans le détail. Certains résultats indiquent en effet qu'elle ne s'est pas réalisée de manière progressive et régulière sur ces quelques quatorze mille ans. L'élévation du niveau des mers se serait ensuite considérablement ralentie, ne remontant que de quelques mètres sur les six ou huit derniers millénaires. En outre, elle ne serait plus que de quelques décimètres sur les deux derniers millénaires.



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  • Guy Woppelmann
    Last modified: Tue Dec 29 17:39:15 MET 1998