III. Étude du signal marégraphique

Le chapitre précédent a mis en évidence la nature complexe du signal enregistré par un marégraphe, notamment en raison de la variété des composantes qui sont susceptibles de figurer dans celui-ci. A présent, nous allons essayer de comprendre l'origine des composantes potentielles du signal marégraphique. Il convient de les distinguer suivant qu'elles affectent:

Les deux premières sections du chapitre abordent la question de la stabilité de la référence du marégraphe. La première concerne l'aspect interne à l'instrument, alors que la deuxième s'intéresse aux sources externes de mouvement du repère de marée. La troisième partie revoit les causes de variation du niveau de la mer. Nous essayons de dégager les caractéristiques propres à chaque composante en vue de comprendre leur contribution à l'enregistrement marégraphique et leur incidence sur la détection du signal eustatique.


III.1. La mesure du marégraphe

III.1.1. Continuité et stabilité de la référence d'un marégraphe

III.1.1.1 Rappels

La figure 45 montre la grandeur soumise à mesurage par un marégraphe. Les trois sources de variation génériques, susceptibles d'influer sur la valeur du mesurande, apparaissent explicitement dans cette représentation conceptuelle. Aussi, le schéma est valable quelque soit le principe de mesure de l'instrument.

Figure 45 : Représentation conceptuelle du mesurande d'un marégraphe.

Le schéma distingue explicitement la référence instrumentale du marégraphe, dite interne, dont la position dépend d'abord des caractéristiques des constituants de l'appareil de mesure. Par définition, elle correspond à la lecture ou à l'enregistrement de valeur nulle. Dans le cas d'un marégraphe à pression, elle est probablement située quelque part à proximité du capteur de contrainte, cristaux à quartz ou diaphragme, suivant le type. En ce qui concerne le marégraphe acoustique, sa référence interne est une position moyenne de la source d'émission de l'onde incidente et du point de détection du signal réfléchi par le plan d'eau. Quant au marégraphe à flotteur, elle correspond à une position donnée du flotteur, inconnue a priori avant l'installation de l'instrument. Elle dépend notamment de la longueur utile du fil de suspension du flotteur, de la taille des poulies, de la dimension du chariot porte style, etc.

La position de la référence interne peut dans certains cas être déterminée en laboratoire par rapport à un élément physique spécifique de l'appareil. Toutefois, les conditions environnementales du site d'observation influent sur le matériel et donc sur la position précise de cette référence. Il est donc important de la contrôler sur place, de plus, de façon périodique, car le vieillissement naturel ou une intervention quelconque sur le matériel sont susceptibles de modifier cette position.

Le repère de marée est un objet matériel proche de l'instrument. Connaissant la position de la référence instrumentale par rapport à ce repère, on exprime les observations du marégraphe dans une référence externe, affranchie des aléas liés à l'instrumentation. Elle permet en outre de changer d'appareil tout en conservant une référence unique pour l'observatoire, et donc d'établir une série chronologique continue et cohérente de données du niveau de la mer. De plus, il est intéressant de pouvoir rattacher la référence du marégraphe à d'autres éléments extérieurs, en particulier au réseau de nivellement national. Ceci est facilité par le choix du repère de marée.

La plupart du temps, il s'agit d'un repère de nivellement. Mais, il n'est pas surprenant de trouver comme repère de marée le sommet d'une bitte d'amarrage ou d'un organeau [SHOM, 1979]. Le choix s'effectue suivant des critères de pérennité, de stabilité, et de représentativité du socle terrestre sur lequel repose le marégraphe. Il est par ailleurs rattaché à des repères de nivellement auxiliaires, suffisamment éloignés pour permettre un contrôle de stabilité locale, mais également pour se prévenir contre un dommage accidentel dans le site.

Au regard des utilisateurs, la référence du marégraphe est le repère de marée, ou encore, un plan horizontal imaginaire défini à un niveau arbitraire, a priori fixe sous ce repère. Par exemple, dans le cas de Marseille, les responsables de l'exploitation du marégraphe ont choisi comme référence la surface d'altitude zéro du Nivellement Général de la France, NGF-Lallemand ou NGF-IGN69, qui se trouve à 1.661 mètres sous le repère de marée, connu également sous la désignation de repère fondamental du réseau de nivellement français. Le lien entre la référence instrumentale et le repère de marée, ou encore la référence externe du marégraphe, est déterminé par l'intermédiaire d'une opération d'étalonnage, que nous décrirons plus en détail par la suite.

Les enregistrements des marégraphes indiquent donc un changement local du niveau de la mer relatif au socle terrestre sous-jacent. Néanmoins, dans la plupart des cas, il est légitime d'assimiler le signal marégraphique à un signal océanique, car ce dernier est largement prépondérant sur des courtes périodes de temps. En effet, supposons un affaissement régulier du marégraphe de un mètre par an, une valeur qui est déjà assez importante et peu courante, alors, en un jour, le mouvement terrestre représente moins de trois millimètres, négligeables face à une marée semi-diurne classique de deux mètres. En revanche, lorsque l'intérêt se porte sur les phénomènes de basse fréquence, l'importance relative entre les différentes contributions génériques se réduit considérablement. Aussi, l'interprétation du signal marégraphique est moins évidente à l'échelle séculaire. Nous verrons ceci plus en détail dans les prochaines sections du chapitre. Il est toutefois intéressant de remarquer que la dénomination de marégraphe est historiquement liée à l'usage premier de ces instruments: l'étude de la marée; même si le signal du niveau de la mer, enregistré par le marégraphe, est aussi fortement influencé par d'autres phénomènes, tels que les effets météorologiques par exemple.

III.1.1.2. Quelques cas de figure

Ci-dessous, nous présentons un aperçu des problèmes de continuité et de stabilité qui peuvent frapper la référence des marégraphes, et, par conséquent, leur série temporelle de données.

La figure 46 représente les données annuelles du niveau de la mer enregistré à l'observatoire de Sheerness, au Royaume Uni. En haut, figurent les données Metric, telles qu'elles sont diffusées par l'organisme responsable du marégraphe, et en bas apparaissent les données RLR, revues et corrigées suivant les informations de continuité disponibles au PSMSL. Nous distinguons trois périodes d'observation nettes: [1834; 1852], [1894; 1927] et [1951; 1995], séparées par des intervalles d'interruption longs. Entre la première et la deuxième période d'observation, les données sont visiblement exprimées par rapport à une référence commune, le soucis de continuité est appréciable. En revanche, à partir de 1951, la série chronologique Metric atteste d'un saut d'environ trois mètres ! Ce saut pourrait s'expliquer par le choix d'un autre repère de marée et d'une autre référence du marégraphe. Malgré un désintérêt apparent des "nouveaux" utilisateurs de la station de Sheerness pour perpétuer une série d'observation cohérente avec le passé, la relation entre la nouvelle référence et l'ancienne semble encore accessible. En effet, puisque le PSMSL est en mesure de ramener l'ensemble des données à une référence commune, et produire la série RLR du bas de la figure.

Figure 46 : Données annuelles du niveau de la mer enregistrées à l'observatoire de Sheerness, Royaume Uni.

Notons qu'un décalage de dix centimètres subsiste encore entre la valeur de 1927 et celle de 1951. Bien sûr, il peut provenir d'une élévation du niveau de la mer de 4 mm/an ou d'un affaissement du socle terrestre équivalent. Néanmoins, il est quand même curieux que cette élévation n'ait pu être observée, avant ou après l'interruption d'enregistrement. Malchance, ou bien l'ancien repère de marée a bougé de place entre-temps ? Naturellement, par affaissement brusque du sol, ou artificiellement (après destruction, il aurait été reposé à peu près au même endroit, mais personne n'a, aujourd'hui, la trace d'une telle opération).

La destruction d'un repère de marée n'est pas dramatique si les repères auxiliaires sont encore en place. Témoins de la référence du marégraphe, on a recourt à eux pour déterminer la cote d'un nouveau repère de marée. Ils peuvent aussi servir à contrôler la stabilité du support du marégraphe, ou à constater son éventuel déplacement volontaire. Par contre, ils seront moins utiles si tout le site subit un mouvement d'ensemble de l'écorce terrestre, d'où l'intérêt de les rattacher à un réseau de repères plus étendu.

Les deux enregistrements de la figure 47 exhibent l'effet de séismes. Le premier provient de l'observatoire de Aburatsubo, au Japon, l'allure de la courbe témoigne d'un soulèvement du sol environnant à l'issue de la secousse de Kwanto, en 1923 (d'après les informations trouvées dans la banque de données du PSMSL). L'affaissement de 1964 ne serait qu'un effet apparent dû au changement de référence des données marégraphiques. L'autre graphique correspond à la station de Messina, il atteste aussi d'un affaissement du socle terrestre d'environ soixante centimètres à cet endroit, dû au tremblement de terre de Messina, le 28 décembre 1908 [Emery & Aubrey, 1991]. Mais, toutes les secousses ne produisent pas des effets aussi notables. Aussi, une succession de petits affaissements espacés sur plusieurs décennies auront l'apparence d'une élévation régulière du niveau de la mer.

Figure 47 : Exemples de l'effet des séismes sur les enregistrements marégraphiques.

Outre les effets spectaculaires de certains séismes, d'autres phénomènes sont susceptibles d'affecter la stabilité du repère de marée de manière plus discrète. C'est ainsi que les séries temporelles de Manille, aux Philippines, et de Tribeni, en Inde, affichent des comportements assez singuliers (cf. figure 48). Malgré la similitude des allures, Manille subirait l'effet d'une subsidence locale, due à un phénomène de sédimentation, et le marégraphe de Tribeni aurait des problèmes de dérive de sa référence interne, si l'on en croit les commentaires du PSMSL.

Figure 48 : Enregistrements atypiques des marégraphes de Manille, Philippines, et de Tribeni, Inde.

Ces quelques exemples illustrent bien l'attention qu'il faut porter à la référence du marégraphe. D'une part, les données documentaires sont indispensables pour être en mesure de reconstituer l'historique précis de la référence du marégraphe: descriptions des repères de marée, relations avec les repères auxiliaires, notes de destruction, de déplacement, de remplacement, etc. D'autre part, la référence instrumentale doit être surveillée par rapport au repère de marée à l'aide d'étalonnages réguliers. La connaissance de ces informations constitue un premier pas essentiel pour construire des séries temporelles du niveau moyen de la mer cohérentes et exploitables d'un point de vue géophysique.



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  • Guy Woppelmann
    Last modified: Fri Jan 15 17:12:10 MET 1999